Skip to content

U2, Thom Yorke, Aphex Twin ou l’art de sortir un album en 2014

Sorti de l’équation habituelle deux singles + un clip x teasing sur trois mois, certains artistes tentent de renouer avec l’auditeur (consommateur) en élaborant la distribution et/ou le mode de sortie. Tour du propriétaire d’un outil qui se repense et reste à penser.

Beyoncé, U2, Thom Yorke… Sur la dernière année, la santé précaire et plus ou moins complexe de l’industrie du disque ont poussé plusieurs notables à penser autant (si ce n’est plus) le mode de sortie que l’objet à sortir. De prime abord, un combat bourgeois, d’artistes habitués à caracoler dans les hauteurs des charts – chose logique, plus on vend, plus on s’inquiète de la manière de vendre – mais dont l’initiative, plus épaisse qu’il n’y parait, a le mérite de questionner l’idée de vendre la musique.

Derrière le bruit, qu’est-ce que l’on entend ?

C’est ainsi qu’en quelques mois, on assiste littéralement à des cas où l’album tombe des mains de l’artiste pour atterrir dans la seconde dans celles de l’auditeur. En temps Internet, le teasing ne se fait plus sur des mois mais en prenant de vitesse l’attention. Le bruit ne se suscite plus sur le long terme mais à la vitesse d’un coup de poing il faut sonner l’auditeur, la surprise est un élément, un moteur de discussion (quand Béyoncé sort un album surprise, 1,2 millions de tweets sont comptabilisés sur le sujet dans les douze heures suivantes) mais derrière tout ce bruit justement qu’est-ce que l’on entend ?

Trop miser sur son packaging, peut s’avérer mauvais signe. On pourrait déceler en sous-texte une volonté de dissimuler le produit derrière le marketing. Dans le cas d’un teasing étalé sur plusieurs mois, ces derniers mois, Warp a fait preuve d’audace. Aphex Twin s’en fout des dirigeables – lui s’inquiète plus des illuminatis – mais son label ayant un patrimoine historique extrêmement important (Aphex, Boards Of Canada, LFO) le retour aux affaires de n’importe lequel doit être orchestré bruyamment. Un pochoir, un dirigeable, des codes du deep web chez Aphex Twin ; une séance d’écoute dans le désert et des vinyles éparpillés durant le Record Store Day chez BoC. Même des individus qui n’ont jamais écouté une note de Boards of Canada ou Aphex Twin les connaissent. Dans une promo aussi dantesque, medium is the message, l’envergure de l’annonce proportionne dans les esprits l’importance du produit.

Mettre excessivement en avant son packaging, c’est là où Thom Yorke a péché ces derniers jours. A l’écoute de Tomorrow Modern Boxes, on est surpris que Thom Yorke souhaite nous surprendre – uniquement – avec un business model. L’an dernier Thom Yorke boudait Spotify, l’accusait de s’engraisser au détriment des artistes, de ne pas les rétribuer à juste mesure. Ainsi Thom un jour rencontra Matt Mason, le patron de BitTorrent avec qui il prit le parti de sortir un album et même bien plus : tenter de changer les mentalités. Après trois ans d’attente, un message paraissait vendredi dernier annonçant que le brailleur de Radiohead ferait paraitre un deuxième long en solo dans les vingt minutes. Magma médiatique, éruption sur les réseaux sociaux, quel que soit votre fuseau horaire, l’heure appartenait à Yorke. A l’heure Internet, un bon teasing, est un teasing qui dure deux tweets et s’annonce en moitié moins.

 

Le commerce équitable selon Thom Yorke

La chose connait cependant une subtilité, l’album paraitra sur BitTorrent. Thom Yorke utilise un moyen de téléchargement illégal (smiley clin d’oeil) pour vendre son album 6$ et accompagne le mouvement d’une déclaration co-signé de Nigel Goodrich (producteur historique de Radiohead) :

Nous mettons en place une expérience pour voir si les mécaniques du système sont des paramètres dans lesquels on peut inviter l’auditeur” en ajoutant qu’il tient à éviter les “gardiens du temple

En somme, dans l’idée, Thom Yorke tient à fonder un commerce équitable en musique, repenser la distribution et la part des artistes en musique. Yorke veut que le public mette la tête sous le capot. Très bien, il a eu le moteur sous les yeux le temps d’acheter son album mais n’en apprend pas plus pour autant sur la mécanique des choses. Sous couvert d’une volonté progressiste, Yorke ne se bat que pour sa chapelle et ne pousse personne dans le public à s’interroger sur le ” système ” par sa démarche. Introduire du payant – et même faire expérimenter du payant – au sein d’un système conçu autour de l’appropriation illégale ne génère qu’une vague curiosité. Et n’oublions pas que pousser l’auditeur à passer par une paygate pour s’offrir l’album d’un artiste sans obstacles et/ou intermédiaires, ça s’appelle Bandcamp. Thom Yorke réinvente la roue et tient au passage à faire la nique haut et fort aux iTunes ou Amazon. Sans oublier que passer par BitTorrent, c’est s’adresser à 170 millions d’utilisateurs actifs (plus que Spotify et Netflix réunis). Evidemment la manoeuvre est payante. Aujourd’hui, officiellement downloadé 1 200 000 fois en une semaine, le modèle s’avère profitable pour Yorke (qui engrange 1 200 000 x 6$ = 7 200 000$ soit 5 700 000 euros).

 

U2 et Beyoncé : Modèle gratuit, stratégie payante

Une opération payante pour les deux partis en présence : BitTorrent reçoit dans l’affaire 10% de la somme, 5% de moins que BandCamp et surtout 30% de moins que la part imposée par iTunes. iTunes qui récemment était le théâtre d’une philosophie contraire, celle de l’entrée par effraction prônée par la paire Apple/U2 provoquant pareil taulé que même en puissance, l’opération semble vouée au fiasco. C’est évidemment une stratégie hasardeuse mais il reste intéressant de placer son album dans les appareils Apple de quelques 500 million clients dans 119 pays de par le monde. Et la gratuité de l’opération est toute relative, si à partir de fin octobre l’album de U2 devient payant (comprendre : cesse d’être disponible gratuitement) Apple a offert une avance (blanket royalty) au montant non-spécifié et s’est engagé dans une campagne de marketing pour le groupe à hauteur de 100 millions de dollars. Sans compter les bénéfices immatériels engendré par pareilles manoeuvres : une grosse attention de la part des medias et ô combien de discussions en ligne suscitées.

Reste Beyoncé, qui, depuis son trône, n’échoue jamais. Triomphe avec péril et élégance. En décembre dernier, Queen Bey pond un album par surprise et le simple fait d’avoir conservé la chose comme secrète, comme stratégie, s’avère payante : l’album se vend à 80 000 exemplaires en trois heures aux États-Unis et dépasse le million de vente en moins d’une semaine.

Des initiatives moins suivies ou couronnées de succès si l’on n’a pas affaire aux employés du mois en termes de vente. Lorsque, par exemple, Death Grips fait leaker No Love Deep Web après un mois de rixe avec son label Epic ou que le duo new yorkais Blondes annoncé la sortie de leur deuxième album via un tweet en linkant le stream complet de l’album sur Youtube. Des marches contre-marketing voire anti-marketing qui ne cherche pas impacter un nombre de vente ni à sauver l’industrie du disque.