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Plaza Francia : “Le tango a mieux survécu aux années que la chanson française”

Avec un juste dosage des deux tiers de Gotan Project et de la moitié des Rita Mitsouko, on obtient Plaza Francia, album passeport appelant le tango à traverser les frontières. Rencontre.

Villa Schweppes : La réunion entre vous trois semble très naturelle, qu’est-ce qui a déclenché la collaboration ?

Christoph Muller : Avec Gotan Project, on avait déjà amené le tango vers la musique électronique, ce qui n’avait pas été fait. On a aussi travaillé sur des musiques de films, tout au long de notre carrière. On a eu envie de faire des chansons plus pop, mais toujours basées sur la matière du tango argentin, et chantées par des femmes. C’était un premier cadre puis on savait que l’on voulait faire quelque chose de très différent de Gotan Project, loin de nos morceaux parfois très longs, répétitifs, avec des improvisations. Notre volonté était de produire quelque chose de très écrit avec des paroles fortes et des interprètes féminines.

 

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Catherine Ringer : Moi, j’ai d’abord dit que je voulais écouter la musique. Il n’était question au début de ne chanter qu’une à deux chansons au sein d’un projet plus large. Il y a eu une première rencontre. J’étais très contente de leur façon de travailler, et je crois que c’était réciproque. Surtout, quand j’ai entendu les deux chansons, qui m’ont plu par leur musicalité, leur originalité, leur composition à la fois pop et tango, avec des paroles intelligentes, ça a été un vrai plaisir. De fil en aiguille, comme ça se passait vraiment bien, ils se sont dit “et si on lui demandait de chanter tout ? Parce que c’est vraiment mieux que ce qu’on imaginait“. J’avais le temps, donc aller dans d’autres pays, chanter dans une autre langue, faire des choses que je n’avais jamais faites, rencontrer des personnes que je ne connaissais pas, c’était parfait.

 

Vous étiez vous-même amatrice de tango ?

Catherine Ringer : J’écoutais du tango parmi autre chose. Pas des tonnes de trucs, mais des gens comme Astor Piazzolla. J’en avais chanté moi-même déjà dans un disque de jazz. Une chanson de tango écrite par Boris Vian, “Le Tango du Boucher de la Villette“. Le tango était donc déjà dans la chanson française, c’était pour moi assez naturel, bien que je le connaisse peu, en vérité.

 

Comment, et où, avez-vous travaillé sur l’album ?

Christoph Muller : On a d’abord enregistré presque toute la musique à Paris, mais aussi à Berlin et à Madrid, et un peu dans nos salons respectifs. On a voulu faire appel à un batteur qui vit à Berlin, donc on est allés là-bas, dans un petit studio, avec du bon matériel, un peu vintage, spécialisé. On est allés y chercher le son que nous avions envie d’entendre. On a enregistré un guitariste en Espagne, pareil, dans un studio hyper bon, qui proposait exactement ce qu’on voulait. A Paris, on a fait les sections cordes, le piano.

 

Catherine Ringer : Quand on s’est rencontrés, ils y faisaient enregistrer des arrangements. C’était à Acousti, que je connaissais justement pour la qualité de leur travailler sur des choses acoustiques, le jazz, la musique classique, la musique de film… Pour les voix, ils sont venus dans mon studio, après l’avoir essayé. Je leur ai proposé de venir mixer le disque ici, au studio Francis.

 

Vous parliez tout à l’heure de l’importance du format pop. C’était important pour vous de faire un disque passeur ?

Eduardo Makaroff : On est assez passeurs. La base, c’est le tango. C’est de là qu’on part pour faire un travail de rapprochement, de ponts. C’est une musique ancienne, qui a une actualité avec nous, avec Gotan Project, puisqu’on l’a mariée avec l’électro et la musique de club. Aujourd’hui, on l’amène à la pop. On fait de la chanson pop rock, swing, mais le dénominateur commun, c’est ce tango argentin.

 

Christoph Muller : Par contre, le format, c’était purement une envie artistique. Ce mélange pop et tango n’avait bizarrement pas encore été fait. C’était excitant de ne pas rester dans le confort. Après le format pop est juste un cadre de forme. Quelque chose d’assez clair pour ne pas s’y perdre. Tout à l’heure, on a vu un mec qui vendait des pizzas et des sushis. C’est ça, se perdre. La pizza aux makis, je ne suis pas sûr que ce soit très bon (rires).

A travers ce disque, vers quels artistes amenez-vous les auditeurs ?

Christoph Muller : Aujourd’hui on peut les attirer vers des gens comme Roberto Goyeneche, qui est un grand chanteur de tango. Gardel aussi, malgré un son compliqué, pour ses mélodies formidables. De l’autre côté, on s’est aussi référés à Otis Redding ou les Talking Heads.

 

Eduardo Makaroff : Dans le tango, tu as vraiment une variété très large. Cela va du tango électronique d’après Gotan, à des choses qui datent de plus d’un siècle. Notre premier enregistrement avec Gotan Project, c’était une chanson écrite pas Piazzolla, sauf qu’on l’avait transformée complètement. Là, on fait de la chanson.

Catherine Ringer : Pour ce projet, j’étais assez branchée sur les chanteuses de chansons réalistes, comme Piaf, ou encore la chanteuse Jefferson Airplane.

Catherine, au moment de chanter sur cette musique-là, avez-vous pensé à certaines grandes chanteuses de ces styles ?

Catherine Ringer : J’ai une connaissance assez réduite des grands chanteurs de tango argentin. Maintenant, j’ai entendu pas mal de Français qui jouaient du tango, mais de grands noms, pas particulièrement. Après, de grandes voix qui m’ont inspiré, il y en a tellement… Pour ce projet, j’étais assez branchée sur les chanteuses de chansons réalistes, comme Piaf, ou encore la chanteuse Jefferson Airplane. Je suis aussi très fan aussi de Celia Cruz, même si c’est de la salsa. Mais en écoutant quelques chanteurs, je me suis rendu compte qu’il fallait un placement de voix un peu précipité, contrairement, par exemple, au reggae, ou il faut être vachement en arrière. Etre très expressive, bien exprimer la passion. A la fin, souvent, dans les tangos, la personne arrête de chanter et se met à pleurer, ou a dire un mot. Eux attendaient de nouvelles épices dans leur musique, donc j’ai amené la mienne. Comme en cuisine, quand tu mélanges deux ingrédients, ça en crée un nouveau. Ensuite, on taille, on aiguise, comme sur un diamant. Maintenant que nous sommes plus à l’aise, ça nous arrive de jouer les morceaux différemment. On a ‘bluesé’ un morceau récemment, et ça a beaucoup fait rire Eduardo car on aurait dit du rock argentin. C’est agréable, car on a chacun nos racines et qu’on rassemble tout ça au sein du cadre pop.

 

Vous citiez la chanson réaliste. Le tango et la musique latine sont-ils proches de ce courant ?

Catherine Ringer : Le tango a mieux survécu aux années, car la chanson réaliste est tombée un peu en désuétude, sauf parfois dans la variété. Le tango a su se moderniser. Les deux courants sont pourtant liés.

 

Eduardo Makaroff : C’est populaire, et il y a même un rapprochement de style dans l’époque d’apparition du tango cancion. D’abord, il y a eu la musique tango, puis Gardel à inventé le tango chanté, avec de superbes poèmes. Il y a eu ensuite tout un développement jusqu’aux années 60-70. Puis en Argentine, tout le monde a commencé à faire du rock. Comme la chanson réaliste, ça racontait des choses de la vie et de la ville. Je pense que les chansons françaises se jouaient en ville.

 

Catherine Ringer : Non, Brassens, il n’était pas spécialement en ville. “Gare au Gorille”, ça se passe au marché d’Aurillac, l’Auvergnat !

Eduardo Makaroff : Mais est-ce que vous avez un folklore en France aussi.

 

Catherine Ringer : Oui, les Bretons, la musique provençale, dans le centre de la France, la culture de l’accordéon…

Eduardo Makaroff : Avec des chansons ?

Catherine Ringer : Oui, chanté, aussi. Le Pays Basque, la Lorraine. Mais il y eut en France un désintérêt national pour ce genre de musique qui est restée très locale. C’est repris aujourd’hui par les jeunes, avec tous ces mouvements de World Music. Comme les Faboulous Troubadours, les Negresses Vertes…

 

Eduardo Makaroff : Nous, la chanson nationale, c’est le tango folklore.

 

Catherine Ringer : Je n’ai pas fini. Il y a aussi la variété française, qui, si elle n’est pas considérée par les grands critiques et tout ça, plait à l’étranger en tant que musique francophone, avec des arrangements de chansons simples comme Benabar. Au Japon certains artistes français sont très populaires : Patricia Kaas, Zaz et les chanteurs qui chantent en chuchotant, style proprement français et très apprécié au Japon par exemple, comme Hardy, puis Daho. On ne parle pas de goûts, mais il y a de vrais mouvements de chansons.

 

Eduardo Makaroff : Mais la variété, c’est péjoratif ?

 

Catherine Ringer : Dans le milieu de ceux qui écrivent sur la musique, en général, oui, variété, ça veut dire quelque chose comme : “Pas très intéressant, mal fait musicalement“. Piaf aussi, à l’époque, c’était de la variété, comme Gainsbourg.

 

Eduardo Makaroff : Donc c’est le meilleur de tous.

 

Catherine Ringer : Oui, c’est le plus fort de la variété. On pourrait le dire. C’était un fan de Philippe Clay, qui faisait vraiment de la chanson rive gauche. Dans les années 70, quand on achetait “Vu de l’extérieur”, c’était de la variété. Quand après, il est allé faire un disque de Reggae, les critiques s’y sont intéressé. Les Français ont un mépris de leurs productions locales.

 

Christoph Muller : Ca ne s’exporte pas, quoi.

 

Catherine Ringer : Oui, mais dans tous les pays : en Suisse, je suis sûre que c’est pareil.

 

Christoph Muller : (rires) oui, bien sûr. Je voudrais renverser un peu la chose en disant que les Rita Mitsouko, par exemple, pour moi, ce n’était pas de la variété, ni même de la chanson. Pour moi, c’était du rock, de la pop internationale.

 

Catherine Ringer : Dans tous les pays, il y a des productions, et certaines intéressent plus les étrangers que d’autres.

 

Christoph Muller : Des choses plus universelles !

 

Catherine Ringer : Oui, mais ce n’est pas donné à tous. Dans le tango c’est pareil, il y a des gens qui ne sont aimés que des aficionados du tango. Mais certaines chansons sont passées à travers le monde. Ainsi que la danse. Et ça, d’ailleurs, c’est une sacrée force. Ça aide au développement.

 

Il y a un groupe qui est d’ailleurs souvent comparé aux Rita Mitsouko à l’étranger : La Femme. Vous les connaissez ?

Catherine Ringer : Surement, si les gens le sentent. Je ne suis pas forcément la meilleure personne pour le voir : c’est comme si tu dis à deux frères qu’ils se ressemblent. Ils ne seront pas forcément d’accord, même si de l’extérieur, ça peut sembler évident. Mais oui, leur dernier clip, ça ressemble un peu à “Marcia Baila”, avec un ciel vert, des écrans de télé. C’est super d’ailleurs, tant mieux. C’est un joli groupe, on les a souvent pris en première partie.

 

Vous avez chacun des univers graphiques forts. A quoi va ressembler les clips ?

Catherine Ringer : Ca va être un clip très dansé, avec deux danseurs de la troupe de Sidi Larbi Cherkaoui. Le réalisateur a été choisi par Because, on a beaucoup aimé. Ça va être axé sur une espèce de danse-bagarre entre l’homme et la femme. Et nous, on passe là-dedans. Mais c’est principalement sur les danseurs. Ce sera un vrai clip de danse. Il paraît qu’on dirait un film de combat chinois.

 

Les années 80, à l’image des Négresse Vertes, c’était assez libre, très “crossover” entre le punk et la chanson réaliste. Ça vous a marqué ?

Catherine Ringer : A l’époque, on se plaignait tout le temps du fait qu’il ne se passait rien. On rêvait des 60’s et des 70’s. C’était faux, il y avait pleins de choses, mais je me marre parce que je vois aujourd’hui des paillettes dans les yeux des plus jeunes à propos de cette époque. Comme nous avec les 60’s. Il y avait en vérité beaucoup de choses, toute la musique électronique par exemple. Plus encore même que le punk. Le punk, c’était sympa, mais je n’ai jamais été vraiment punk. D’important, il y a Kraftwerk, la musique de synthé, le mélange avec les guitares, comme Roxy Music. Il y a eu beaucoup de choses. Les Français se sont nourris de la chanson réaliste : il y a eu un retour au patrimoine, l’accordéon n’était plus si honteux, les gens ont commencé à faire des groupes en portant des bérets et des bretelles, en racontant des histoires, pour retrouver un peu ce qu’on avait fui sur les décennies précédentes. Mais il n’y pas eu de vrais mélanges entre, par exemple musique africaine et la musique française.

Y aura-t-il une suite à Plaza Francia ? Est-ce un vrai groupe ou une collaboration.

Eduardo Makaroff : Voyons déjà comment est reçu l’album, on vient de monter un groupe de scène, on continuera par la suite en fonction de nos envies, du succès, des demandes… Mais on demandera surement à Catherine de chanter si on compose de nouvelles chansons comme celles-ci.

 

Il y a une sortie prévue en Argentine ? Comment l’album pourrait être reçu ?

Catherine Ringer : Je crois que Because y travaille. C’est fait en France, mais eux travaillent avec chaque pays pour voir s’ils sont intéressés, pour qu’on vienne jouer. Petit à petit, l’oiseau fait son nid. Mais si le disque à une ambition internationale dès le départ, on n’est pas sûr que ça marchera. Avec les Rita Mistouko, on a fait de nombreux disques internationaux, mais ça n’a pas forcément toujours marché. Parfois, on était en rotation massive dans les discothèques sans vendre un disque, d’autres fois, on en vendait que dans un ou deux pays… On n’a pas eu la carrière qu’on pensait avoir. On était promis à une grande carrière internationale, et pourtant, on a surtout beaucoup marché en France.

 

Eduardo Makaroff : Je pense que les argentins vont beaucoup apprécier qu’une chanteuse comme Catherine Ringer puisse les toucher avec un vraie musique argentine. Je pressent un très bon accueil. Je parle de la qualité des tomates qu’on va nous balancer, hein (rires).
Catherine Ringer : on pourra peut-être en faire une salade.

 

A quoi vont ressembler les lives ?

Christoph Muller : Contrairement à Gotan, avec lequel il y a avait énormément de videos dans tous les sens, ici, on cherche plus à se concentrer sur la musique. On a une interprète extraordinaire. On est cinq sur scène, il y a quelques instrumentaux. Il y a tout de même des atmosphères de lumières, mais c’est un vrai voyage musical, avec beaucoup de variété de style. Il y aura chaque univers, du tango à l’électro, on se balade.

 

Est-ce que vous auriez un petit secret à partager avec nous ?

Christoph Muller : on a découvert chez Catherine un talent caché : elle imite toute sorte de sons. Ça peut être une mouette, je dis n’importe quoi, mais quand elle le fait, on y est. Mais elle un don de mimétisme, c’est pour ça qu’elle fait aussi bien l’accent espagnol, elle le fait d’ailleurs presque trop bien parce que nous à l’origine, on était à la recherche d’un accent. Il reste une pointe d’accent mais il faut être au moins argentin pour s’en rendre compte.

Plaza Francia est rédacteur invité de Villaschweppes.com du 11 au 13 avril 2014.