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Les Lettres à la Nuit d’Eric Metzger : les nuits d’après

Décembre, après le choc, la Nuit reprend ses droits. Eric nous livre encore une fois ses états d’âme et ses espoirs dans sa nouvelle “lettre à la Nuit”.

Chère Nuit,

La dernière fois que je t’ai écrit, on venait de me larguer. Depuis, un mois s’est écoulé. Entre temps, il y a eu un drame. Tu as tout vu, tu étais là ; les sirènes secouent depuis ton quotidien, et rappellent à chaque fois cette soirée sans fin.

Mais parce qu’on peut vivre ainsi également, il faut bien continuer n’est-ce pas ? Alors je suis là, mon verre à la main, assis à une terrasse du côté de la Bastille. Célibataire largué, un peu paumé, coincé entre le passé et l’avenir, oubliant souvent de tenir compte de l’instant. Et gnagnagna, vas-y que je me plains, elle m’a quitté, ça fait quatre semaines, plus de nouvelles, oui ça va mieux d’accord, mais pourquoi est-elle partie ? Gnagnagna, je chouine sur les épaules des autres, mes amis, qui m’ordonnent de penser à autre chose, je suis insupportable, je le sais, et je termine mon verre sans m’amuser. Il est minuit chère Nuit, et je crois que je vais t’abandonner là. Ma couette danse devant mes yeux avec mes oreillers moelleux, m’allonger, dormir et oublier en attendant demain, au revoir tout le monde !

Et puis, tandis que je salue tout le monde, je l’ai vue. Elle là-bas. Je la vis, je rougis, je pâlis à sa vue, etc, tu connais la musique. Tu vois de qui je parle Nuit ? Mais si, elle est là, assise à une table entourée de ses amies, avec son cocktail bleuté et les cheveux châtains posés sur ses épaules dénudées. Toute de noir vêtue comme toi. Pourquoi elle ? Aucune idée. Mon regard s’y est soudain cramponné de toutes ses forces, pourtant, on était fatigués, allez laisse tomber, viens on rentre, pas le moment, tu es crevé !
Pourtant, comme un idiot, je suis revenu m’asseoir avec mes amis. “T’es pas parti ?” m’a demandé Alex.

© Bobby Watson

© Bobby Watson

Durant un quart d’heure, j’ai observé du coin de l’oeil ma jolie trouvaille. Alex m’a secoué :

– Eh, va la voir imbécile !
– De quoi tu parles ?
– Arrête, depuis tout à l’heure tu baves sur elle !

J’ai haussé des épaules, et j’ai répondu que pas du tout, que c’était n’importe quoi, que je regardais personne en particulier, que j’allais partir de toute façon, j’étais épuisé.

C’est alors qu’elle s’est levée. D’un pas brûlant, elle a voyagé vers le bar, accompagnée par une de ses amies, commandant deux autres verres. Alex m’a pris par le bras, on s’est levés, et il m’a guidé jusqu’au comptoir. Près d’elle, il a joué au naïf en s’étonnant à haute voix de leur choix de cocktail. Premier coup de harpon, c’était ensuite à moi de tirer sur la corde pour nous rapprocher. Mais je peux te l’avouer à toi chère Nuit, cette fille me faisait peur, comme le monstre caché sous mon lit. Son regard peut-être… son sourire… un peu de tout…

J’ai joué au funambule me rapprochant d’elle parlant d’abord cocktail, puis leur demandant bêtement : “Vous faites quoi dans la vie ?

Mon “Vous” n’était qu’un “Tu” grossièrement déguisé ; c’est évidemment à elle que je m’adressais. Ensuite, j’ai joué au fort, tu sais, j’ai souri (pas trop parce que je n’aime pas mon sourire, bouche tordue), et puis j’ai sorti mon armure sertie de blagues. De là-haut, tu as dû te moquer. Je sais, je sais… on est toujours maladroit quand on essaie d’être drôle, mais je n’avais pas d’autres choix ! Au début elle a souri poliment, je devais être lourd, si lourd sans le savoir, et l’alcool en général, ça n’aide pas, on panique, on perd pied, et à chaque fois qu’on veut se rattraper c’est pour mieux s’étaler.

Finalement, je suis parvenu à lui arracher un éclat de rire. Je venais de remporter mon premier combat.

J’ai vu qu’elles allaient retourner à leur table. Il me fallait la retenir ! J’allais lui proposer de leur offrir un autre verre, lorsqu’elle s’est tournée vers son amie et l’a embrassée avec passion.

Alex a éclaté de rire et m’a donné une grande tape dans le dos. Ça m’a fait sourire, je me suis détendu d’un coup et j’ai malgré tout offert le verre suivant. On a sympathisé, nos groupes se sont mélangés, d’autres verres, d’autres rires, tu vois, finalement, j’ai passé une bonne soirée.

© Bobby Watson

© Bobby Watson

Chemin du retour à pieds. Place de la République. Des bougies et des policiers armés, des fleurs et beaucoup de silence. “Boire en terrasse ça donne une importance extraordinaire à la médiocrité de notre vie” ai-je entendu l’autre fois. On pourrait tenir des discours, écrire des milliers de mots ; d’autres l’ont fait déjà. Mais tu sais la nuit, il suffit simplement de regarder ce spectacle de la place, balayée par ta robe. Malgré l’heure tardive, une vieille dame dépose une bougie qu’elle n’arrive pas à allumer, trop de vent, elle s’y essaie à une, deux, puis trois reprises, sans succès. Je pensais qu’elle allait abandonner, mais elle continué. Il lui a fallu une dizaine d’allumettes avant d’y parvenir, et la voilà satisfaite, la bougie brille au pied de la République.

Voilà Nuit, je ne sais pas si boire en terrasse est un symbole. Je ne peux pas juger du caractère médiocre ou pas de la vie, je te dirai ça dans une cinquantaine d’années si tout va bien, quand j’aurai tout essayé ou presque. En revanche, l’importance extraordinaire de pouvoir en faire ce qu’on veut sûrement, ça oui, je peux te le certifier !

Je t’embrasse, et bon courage

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