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Kraftwerk, le café, les LP et la fin des choses : notre entretien avec Röyksopp

Après une demi-frayeur laissant planer le doute autour d’une retraite anticipée, le duo Norvégien réalise, avec “The Inevitable End”, un album d’adieu au format album. L’occasion de tailler une bavette autour d’un café.

A l’annonce de The Inevitable End, vous avez déclaré vouloir produire un album au sens classique du terme ? Qu’est-ce que ce “sens classique” ?

Torbjørn Brundtland : (il s’amuse, ndlr) ça doit remplir certains critères précis. Ça n’est surtout pas une compilation des meilleurs titres, tu sais : un best-of. C’est un album qui doit être écouté du début à la fin. Et nous savons que c’est quelque chose de conséquent à demander en 2014 mais d’un autre côté ça peut s’avérer être un objet très demandé. Certaines personnes ont sûrement le temps, nous l’ignorons, mais nous voulions le faire une nouvelle fois.

Svein Berge : le terme classique est lié au format. On est proche du concept-album, c’est un principe que l’on rencontrait dans les 70’s, dans le rock progressif notamment ou des albums comme Sgt. Pepper’s. De la manière dont nous voyons les choses, tous les albums que nous avons produits par le passé, sont cohérents et tiennent de ce concept d’entité album à écouter entièrement. Ce que nous disons, c’est plus que cet album sera le dernier à être traversé par cet esprit, agencé de la sorte.

 

Certains ont compris que vous arrêtiez la musique…

Svein Berge : oui ! Apparemment. Ce n’est pas le cas, nous allons simplement nous concentrer sur d’autres formats comme les EPs, maxis…

Torbjørn Brundtland : ou même des singles isolés, des titres seuls. Heureusement, c’est un moment idéal pour nous de décider de produire ainsi. L’objet album est une expérience à part dans l’écoute de musique, ainsi qu’écrire des textes, tenter de raconter une histoire, harmoniser des sentiments que nous avons en commun etc… Mais aujourd’hui nous avons des idées et des envies nouvelles, un exemple simple : la musique de club. Nous avons souvent envie de sortir un titre, quelque chose qui ne s’insère dans rien, de ne pas avoir à le reproduire ou broder une dizaine de titres autour pour le faire paraitre. Et si nous nous maintenons dans cette état d’esprit, vous n’aurez plus cinq ans à attendre entre deux de nos sorties.

Svein Berge : du fait de notre conception de l’album, nous ne voudrions pas avoir à en sortir un qui ressemble à une mixtape. Dans le rap c’est fréquent de sortir un album dont le premier titre n’a rien à voir avec le septième. C’est une expérience d’écoute différente à laquelle nous ne voulons pas céder.

Je tiens à dire que je n’ai jamais eu un mauvais café à Paris

Vous pensez que les jeunes générations de l’électronique ont perdu ce sens de l’album en tant qu’entité absolue ?

Svein Berge : dans l’électronique… Oui c’est souvent le cas. Mais il y a des exceptions incroyables, comme The Knife.

Torbjørn Brundtland : Mais ça ne signifie pas que la jeune génération est moins bonne. L’idée actuelle tourne justement autour du “bon titre”. Aujourd’hui on produit moins d’albums cohérents mais les titres isolés sont souvent très forts.

Svein Berge : C’est très curieux, si tu regardes des groupes comme Kraftwerk ou Jean Michel Jarre, ils étaient profondément ancrés dans l’idée de tout conceptualiser, les albums étaient des blocs cohérents et chaque titre en soit avait une valeur forte à l’unité. Ils étaient très populaires. Peut-être que ce sont les attentes du public, du “consommateur” qui ont changés. Ça irait de paire avec la consommation de masse, cela touche aussi la musique. Tu trouveras toujours des individus qui affectionnent le format album – nous, par ailleurs – mais l’attente vis-à-vis de la musique a changé.

Torbjørn Brundtland : Et puis les compilations ont traversé plusieurs générations, l’auditeur est habitué à entendre un titre d’un artiste puis le suivant signé d’un autre. Les artistes sont des puristes, ils souhaitent souvent entendre ce qu’un artiste a à dire sur un format long mais le public attend souvent de la variété. Et un même artiste n’est pas souvent source d’une grande variété. Un flow de différents artistes. Les mix aussi ont participé à ça. Et c’est vrai que la variété peut engendrer quelque chose de très intéressant, parfois même plus intéressant que le travail d’un seul artiste. Ça, bien entendu, ne nous inclut pas dedans. (Ils rient tous les deux, ndlr) Nous savons comment créer de la dynamique, proposer de la variété et aborder des sentiments sous des angles très différents.

Svein Berge : Oui nous tenons à valoriser notre variété, c’est la première chose que je tiens à dire. Ce dernier album est une belle manière de dire au revoir à un format que nous affectionnons par-dessus tout. La deuxième chose que je tiens à dire est que je n’ai jamais eu un mauvais café à Paris (tous deux rient, ndlr).

Torbjørn Brundtland : N’est-ce pas le titre de ton recueil de poèmes ? (ils rient à nouveau, ndlr)

Svein Berge : Si ! “Je n’ai jamais eu un mauvais café à Paris“.

 

Ça peut arriver à n’importe quel moment…

Svein Berge : Oui et n’importe où. Mais pour l’instant, ils sont excellents. Après, je ne suis pas connaisseur. C’est peut-être un nouveau symptôme norvégien, je suis habitué au café immonde. (rires, ndlr). Reprenons…

 

Vous pensez que le public n’est plus disponible pour écouter un album entier ?

Sven Berge : Il s’est produit un changement entre les générations. Les gens de notre âge aimeront toujours l’objet album. D’une part par nostalgie, d’une autre parce qu’ils pensent toujours que l’objet album est intéressant. Je pense qu’il faut de la place pour ces titres qui n’ont pas un potentiel de charts. Mais il est juste de noter qu’il n’y a jamais eu autant de musique à écouter. La quantité est effarante. L’auditeur n’a plus le temps de se dévouer à l’écoute entière d’un album. La plupart d’entre eux, tout au moins moins. Tu trouveras toujours des passionnés de l’objet qui ne considéreront un LP que dans son intégralité. Ou alors à but plus utilitaire, comme se rendre à la salle de gym et vouloir s’accompagner d’un ou plusieurs albums entiers. Mais les plus jeunes générations ne se reconnaissent pas dans cette façon de faire. Du moins une grande partie, de ce que l’on a pu constater.

 

Vous connaissez Flying Lotus ?

Les deux : Oui oui.

 

On ne sait pas s’il s’y tiendra (à l’époque You’re Dead n’est pas encore sorti, ndlr) mais il avait envisagé de sortir son album en une seule et même piste. Il l’a envoyé ainsi à la presse, d’ailleurs. C’est quelque chose que vous auriez pu faire ?

Torbjørn Brundtland : Cela dépend vraiment de ta matière. Parfois cela peut juste s’avérer casse-pied. Tu veux avancer un peu et tu te retrouves beaucoup trop loin. Certains albums se prêtent très bien à cette idée, avec nos albums je pense que ça ne serait simplement pas pratique.

Svein Berge : Il y a dehors des forces anti créatives très puissantes – pour ne pas les nommer : iTunes. Ça serait valable pour Soundcloud ou d’autres plateformes présentant la musique – qui volent un peu de la liberté de l’artiste de pouvoir jouer avec le format. Tu vois souvent ton album présenté découpé, réarrangé etc d’une manière non désirée. Du coup je préfère me concentrer sur l’aspect vraiment créatif d’un projet.

Torbjørn Brundtland : Pour en revenir à Flying Lotus ça montre seulement que les artistes ont à nouveau ce pouvoir de présenter la musique telle qui le souhaite. Nous ne sommes plus contraints par le format CD. Même les contraintes de durée. L’hégémonie du CD, jadis, a formaté la création et les artistes à ne sortir des oeuvres qui ne dépasseraient pas les 80 minutes. Tu voulais produire une oeuvre de deux heures, ça n’était pas possible. Ou alors ça coutait une fortune. Toutes ces choses ont complétement disparues et c’est pour le mieux.

Svein Berge : Je reprends les exemples du prog rock ou de l’idée d’un album classique. A cette époque, les oeuvres duraient le temps qu’elles devaient durer et on trouvait la place nécessaire pour distribuer cette musique. Cette idée s’est dissipée avec le temps et l’oeuvre devait s’adapter au format. Il est bon de noter un revirement et voir l’oeuvre primer sur son format à nouveau. Il en va de même pour la censure, un artiste peut aller au bout des choses sans la craindre, du moins la plupart du temps, il peut utiliser n’importe quel langage sur Youtube, être vu des millions de fois et ne plus à avoir peur de ne pas plaire à MTV. Ou devoir modifier ses idées pour être diffusé à la télévision.

 

En parlant d’iTunes qu’avez-vous ressenti lorsque l’on vous a imposé U2 dans vos appareils ?

Torbjørn Brundtland : C’est aussi ahurissant qu’intéressant cette histoire. C’est dingue de voir qu’ils n’ont pas anticipé le retour de flamme. Comment une entreprise de cette envergure n’a pas vu venir une chose pareille, ça me dépasse. Personne ne s’est dit un moment “attendez un instant, on coure un risque“, c’est pourtant gros comme une maison. Ils ont tant d’argent à dépenser en relations publiques ou autres et ils ne sont pas capables de voir ce que peut occasionner dans un avenir proche un mouvement aussi risqué… C’est dingue.

Svein Berge : Je crois qu’ils ont payé U2 une centaine de millions d’euros. Ils ont de l’argent à dépenser de toute évidence. Et ce genre d’évènement doit mettre en lumière qu’ils sont très mal conseillés, par des “yes people” notamment, qui opinent du chef à longueur de temps. Bon, après je n’ai pas ce téléphone, ni d’appareils de la marque en question mais je trouve déplorable qu’à un moment donné, on force qui que ce soit à t’écouter. C’est un peu triste comme situation.

cette fin inévitable, nous y avons été confrontés tous deux durant la composition

Revenons à votre album. En le produisant vous aviez en tête que ça serait le dernier sous ce format ? Vous avez composé un album d’adieu au format album ?

Torbjørn Brundtland : Oui nous avions en tête que c’était notre dernière oeuvre sous ce format mais non ce n’est pas un album d’au revoir. L’album s’appelle The Inevitable End pour des tas de raisons dont celle que nous évoquons depuis une demie heure. C’est définitivement une donnée que les journalistes trouvent intéressantes et qui intriguent le public donc nous en parlons allégrement et c’est bien ainsi mais cette fin inévitable à d’autres sources bien moins évidentes. Ne serait-ce que le fait de le formuler… The Inevitable End, c’est drôle à dire, ça saute de la langue. Tout devient très important quand cela touche au titre. Ça signifie quelque chose de fort quant à notre état d’esprit quand nous écrivons et produisons. C’est aussi significatif de ce qui se produit dans nos existences, cette fin inévitable est évidemment inhérente à toute existence mais nous y avons été confrontés tous deux durant la composition. Et puis la mort des émotions c’est quelque chose qui nous tient à coeur. Nous avons vécu la fin inévitable de certaines émotions, cela va de pair avec l’âge. Ta vingtaine est passée depuis longtemps, tu as bien consommé ta trentaine, quelque chose meurt, disparait, des tas de certitudes sont bouleversées en vieillissant. C’est une fin inévitable.

Svein Berge : Il serait juste de préciser aussi que j’ai vécu, sur un plan privé, des dernières années très dures, ça joue, je pense, sur notre son comme sur notre philosophie actuelle. La mort a été très présente. Cela peut sembler morose lorsque j’en parle aujourd’hui mais c’est un fait, la mortalité a été très proche. A vrai dire, il y a beaucoup de concepts et d’idées infusés dans cet album et même si nous faisons avant toute chose de la musique pour nous, je me demande lesquelles de ces idées, notions, tentatives seront relevées ou comprises par l’auditeur.

 

Un grand changement dans cet album, à mon sens, est un rapprochement dans l’esthétique de certains Kraftwerk. Ou de leur idée du Man Machine. Ça irait de pair avec votre idée de la mort des émotions.

Svein Berge : Définitivement.

Torbjørn Brundtland : Vous voyez juste. Dans le titre Save Me, il y a un break qui me fait irrémédiablement penser à une mutation de l’homme telle que l’aurait imaginée Florian Schneider (membre historique de Kraftwerk, ndlr). Nous avons pensé à Kraftwerk durant la conception de l’album çà certains moments.

Svein Berge : Mais nous y pensons avec beaucoup d’amour et de fascination comme nous avons pensé à Depeche Mode ou à jean Michel Jarre. Ce sont eux qui nous ont amenés à l’électronique et c’est naturel pour nous de les citer, même inconsciemment parce qu’ils demeurent en nous et ressurgissent en fonction de ce que nous vivons.

 

Et nous parlons beaucoup de “fins des choses ” mais comment vous conservez votre création fraiche ? Vivante ?

Torbjørn Brundtland : C’est un questionnement permanent pour nous. Artistiquement nous n’aimons pas nous offrir trop facilement. Quelquefois nous le faisons parce que c’est le propos, c’est l’idée du morceau. Mais l’idée générale de Royksopp, c’est de créer quelque chose qui n’existe pas donc nous devons rester vigilants et nous poser les bonnes questions sans s’en tenir à une formule ou à un genre qui finirait par nous dater et nous endormir. Tant que nous gardons en tête cette idée d’aller chercher la musique qui n’existe pas, c’est une force qui nous guide. Et cela facilite ta vie créative.

 

Röyksopp The Inevitable End
Sortie le 10 novembre chez Polydor