On profite de notre passage au festival lavalois Les 3 Éléphants pour rencontrer Geoff Laporte, l’homme qui coupe le vent depuis quelques années pour le reste du peloton rock de France.
On a rencontré Jessica93 au festival Les 3 Éléphants alors qu’il y assurait un concert par jour. L’occasion de parler avec lui de la musique en France, de la façon dont il s’est imposé comme un des fers de lance de la musique indépendante hexagonale. On profite d’une blague sur Christine and The Queens pour lancer le “rec”, pour une interview fleuve et sans fard.
VillaSchweppes.com : Tu es allé voir le live de Christine and The Queens ?
Jessica93 : Ouais, c’était intéressant. J’y allais un peu en sociologue. Il y avait les familles et tout…
Les familles, c’est une population que tu peux viser aussi avec ta musique ?
Jessica93 : Quand j’ai vu Marie-Christine and The Queens, je me suis dit “merde”. J’aime bien l’appeler Marie-Christine d’ailleurs, ça lui va bien. C’est là que je me suis rendu compte que ce festival était vraiment ouvert aux familles. Ma musique est un peu sombre. Après, sur la scène sur laquelle je joue, les gens savent ce qu’ils viennent voir. Je n’ai pas trop fait gaffe aux gens devant moi hier soir, mais je crois que c’était surtout des jeunes.
En sortant ton dernier disque, tu as découvert la hate d’internet. C’est pesant ?
Jessica93 : J’en ai eu un peu, mais pas tant que ça. En fait, c’est souvent des potes qui m’envoient des liens. On me demande aussi vachement de photos, pour des articles par exemple. Dans ces cas-là, je vais me servir sur internet, donc je tape “Jessica93” sur Google. Je tombe sur des photos issues de forum obscurs sur lesquels les mecs se prennent la tête sur dix pages pour savoir ce que j’écoute, genre : “Il a tout pompé à Sisters of Mercy”. Je trouvais ça super marrant de voir comment les gens pouvaient se monter la tête tout seuls comme ça et s’imaginer savoir ce que j’écoute.
“J’aime bien l’appeler Marie-Christine & The Queens, ça lui va bien”, Jessica93
Tu as créé une proximité, de par la manière dont tu t’es installé dans le paysage, avec énormément de concerts dans de petits lieux alternatifs…
Jessica93 : D’ailleurs, j’avais aussi ces types qui disaient : “Ouais, c’est normal, le mec joue toutes les deux semaines en bas de chez moi”. Ils avaient l’air de dire : “c’est normal que ça marche, le mec il n’arrête pas de jouer”. Ouais les gars, c’est le but de jouer ! J’ai l’impression que je les renvoie à quelque chose… Tu vois, il y a plein de types qui font de la musique dans leurs chambres et qui croient que ça va marcher comme ça. J’ai grandi avec des grands frères qui m’ont dit qu’il fallait faire 50 000 dates, n’importe où, dans les bars, en bas de chez toi etc… avant de sortir un disque. Jouer, c’est ce qui fait que tu travailles ton truc. C’est marrant comme des fois ce genre de critiques peuvent être mal-placées, pleines de mauvaise foi.
Par rapport aux autres artistes de la petite scène Grand Géant, tu as vraiment pu faire ton concert pleinement, malgré le soundsystem spartiate. Tu as la réputation d’être tout terrain. Tu as un set-up très particulier aussi…
Jessica93 : Toute ma configuration s’est peaufinée au fil d’années de concerts. Au début de Jessica, j’utilisais une pauvre pédale de loop, je me servais même de la boîte à rythme cheap intégrée dedans. C’était long pour trouver les bons rythmes, donc pas adapté. J’ai alors commencé à chercher des alternatives pour que ce soit plus fluide et plus puissant. Là, ça fait deux ans que je ne touche plus à rien. Quoi que, récemment, on a ajouté des amplis. Avant, je jouais directement sur la sono, parce que c’était plus simple, je n’avais pas de voiture et le train, c’est galère avec des amplis. Avec juste une sono, je pouvais jouer partout. Maintenant qu’on fait des scènes plus grosses, je peux me permettre d’ajouter du matériel.
La composition des morceaux est-elle liée à cette configuration ?
Jessica93 : A chaque fois que j’écris un morceau, je le joue en live avant de l’enregistrer. C’est comme ça que je vois si je pourrai le supporter ou pas. Il y a certains trucs que j’aime chez moi, mais une fois devant les gens, je me rends compte qu’il est super chiant et je le jarte.
Tu joues aussi en groupe avec Missfist. Ça rend les choses plus compliquées ?
Jessica93 : Là, on vient de réduire la taille du groupe, on n’est déjà plus que deux. Avant, on a été jusqu’à cinq. Il n’y a pas de batterie, donc ça va. Par contre, avec David Snug, pour qui je fais la rythmique depuis plusieurs années, on a essayé. D’abord, je le faisais avec les doigts sur une boîte à rythmes. On s’est retrouvé un jour dans un studio où il y avait une vraie batterie, donc on a essayé et c’était cool. Il n’a fallu que d’un seul concert pour qu’on y renonce : aller chercher la batterie je-ne-sais-où, traverser tout Paris, la sortir de la voiture, la ranger ensuite… C’était juste super chiant.
Tu as aujourd’hui une dimension médiatique, une stature plutôt importante, tout en étant sur un label classé “de niche”… Il n’y a pas de décalage avec les autres acteurs ?
Jessica93 : Je me rends peut être pas compte de ces trucs. Tout le monde travaille autour de moi, le dialogue passe bien. Teenage Menopause c’est un label qui progresse beaucoup. Le projet Jessica et le label Teenage Menopause marchent bien main dans la main. C’était plus un label à vocation garage punk au départ, mais le fait d’avoir misé sur Jessica a fini par leur ouvrir des portes au final, d’être distribué dans les Fnac et tout. Le label a énormément joué dans l’ouverture de mon public, et en même temps, je leur ai permis de prendre plus d’importance. Les deux projets se renvoient la balle comme ça et je trouve ça bien. Pour te dire, c’est même Froos qui m’a poussé à faire des choses, par exemple, le concours Deezer Adami.
Et comment ça s’est passé ?
Jessica93 : Ben je n’ai pas gagné. Mais ils ont fait gagner des trucs ultra connus en fait. Il y a une meuf qui s’appelle Jeanne Added, c’est hyper gros. Je ne comprends pas trop pourquoi ces gens nous ont demandé de nous inscrire. A côté de ça, on est des petites crottes, on est vraiment des trucs de niche.
Comment veux-tu faire évoluer le projet désormais ?
Jessica93 : Au début, je ne savais pas trop où ça allait. Puis j’ai commencé à prendre le truc en main, c’est pour ça que je suis allé traîner sur des labels comme Music Fear Satan et Teenage, qui font vraiment un boulot de label. J’avais toujours bossé avec des distro-labels ou des labels de potes, qui t’aident à faire ton disque, mais te laissent ensuite te débrouiller pour la promo et tout. C’est super dur de se défendre soi-même. Pour tout te dire, aujourd’hui, je travaille la portée internationale du projet.
Tu as déjà fait de gros festivals hors de France, comme le Grauzone.
Jessica93 : Oui, j’ai fait le Grauzone et ça a très bien marché. J’ai un tourneur Européen aussi, c’est très important. On a fait deux semaines en Allemagne. Il est en train de voir pour l’Angleterre, peut-être une nouvelle tournée en Allemagne, mais ce n’est pas encore sûr.
Quel est ton public à l’étranger ?
Jessica93 : A Grauzone, par exemple, c’était cool parce qu’il n’y avait pas que des goths, alors que c’est quand même plutôt la cible. Encore plus marqué, à Berlin, j’ai fait l’Urban Spree pour une soirée Death Disco. C’est la grosse soirée goth de là-bas. Les organisateurs ont halluciné parce que dans la salle, il n’y avait pas que leur public habituel, il y avait plein de gens qu’ils n’avaient jamais vu. J’ai la chance d’être aimé par des scènes très ciblées, sinon fermées, qui m’invitent à jouer, tout en faisant une musique qui va toucher des gens d’horizons très différents qui vont se pointer. Ce qui fait des soirées très bigarrées.
Si tu es musicien, tu ne vas pas avoir un 40m² en plein Paris.
Tu ressens un certain internationalisme dans les sphères de niche ?
Jessica93 : Oui, carrément. Pour moi, Jeanne Added et tout, ce sont des groupes qui n’ont vocation qu’à rester en France. En fait, je me sens plus proche de The KVB, des groupes comme ça. Les groupes français aiment bien se replier sur la France, faire leurs petits festoches et voilà. La France, je l’ai parcourue 500 milliards de fois, j’ai envie de voyager, de rencontrer plein de groupes cool qui ne jouent jamais chez nous. C’est super compliqué en France, à cause de ce truc de la professionnalisation. Si les groupes français ont du mal à partir à l’étranger à cause de ça, c’est aussi ce qui peut bloquer la venue de groupes étrangers.
Qu’est-ce que tu entends par “professionnalisation” ?
Jessica93 : L’intermittence, entre autres. Faut comprendre aussi qu’un groupe français va demander beaucoup d’argent pour jouer, à cause des cachets, des charges etc… Les groupes étrangers, ils débarquent, ils demandent 800 balles en cash. L’équivalent français demandera 3000. C’est un vrai problème. Il y a des promoteurs qui rêvent de faire jouer des groupes français mais qui ne peuvent pas. Quand ils voient les cachets, ils savent d’avance qu’ils vont crasher leur budget. Faut décider de ce que tu fais de ta vie : si tu es musicien, tu ne vas pas avoir un 40m² en plein Paris, c’est normal.
Des ‘managers’ vont foutre dans le crâne des jeunes que la musique doit se passer dans les SMAC
Justement, est-ce que les gamins qui prennent des guitares aujourd’hui ont cette illusion-là ?
Jessica93 : Ouais, c’est surtout chez les jeunes ! Le truc, c’est ça : Les gens implantent une SMAC, disent “la région va aider les jeunes talents”, ils fournissent des locaux de répet’ et choisissent un ou deux groupes de gamins de 18 ans pour faire un “suivi”, soi-disant. Ce sont des pseudos managers qui vont leur foutre dans le crâne que la musique, ça doit se passer dans les SMAC, que le but du jeu, c’est d’être intermittent etc… Il y a des jeunes qui commencent la musique comme ça ! Ils font une première partie dans la salle en question, vont se sentir au top. Tu peux toujours leur proposer de jouer dans un bar ensuite, ils refuseront. Finalement, ils feront 3 concerts dans l’année, parce que tu ne fais pas des dates comme ça toutes les deux semaines. Ces groupes ont oublié ce qu’est la musique. C’est juste jouer. Jouer c’est jouer : que tu sois dans une salle de repet’ ou dans un bar, c’est exactement pareil. Mais tout ce confort des salles conventionnées, d’encadrement, des interviews de France 3, tout ça… Les groupes ne tiennent pas sur la longueur ensuite.
À ce point ?
Jessica93 : Il y avait un groupe qui s’appelait Samba de la Muerte. Le tourneur hallucinait parce que les mecs étaient déjà 9 sur scène, et le leader demandait un guitariste en plus. Il s’est fait engueuler : “ton plateau coûte 3000€, faut que je fasse des cachets à tout le monde, un musicien en plus, t’es malade ?”. Le gars ne se rendait pas compte dans quelle situation il se mettait. Je suis très content d’avoir rencontré les bonnes personnes quand j’étais gamin et de ne pas avoir mis les pieds là-dedans. Je n’ai jamais trop aimé les trucs de municipalités. Le rock, c’est un truc de la rue, j’ai toujours tenu à ça. Quand tu vois les groupes de punks… Ils créaient leur propre génération, rejetaient tout ce qui avait été fait avant, c’était leur culture, ça leur suffisait.
Les groupes à la marge sont 1000 fois plus professionnels que ces groupes qu’on définit comme tel
C’est quelque chose qui existe toujours maintenant. La “scène” dont, justement, tu es issu.
Jessica93 : J’ai toujours trouvé que la France était l’un des pays les plus prolifiques d’Europe. Mais c’est malheureusement trop méconnu. Ce n’est pas assez relayé, il y a un vrai problème là-dessus. C’est dommage qu’on ne propose à Headwar de faire la Villette Sonique qu’après environ 12 ans d’existence. Les gens en France qui ont ces responsabilités sont méfiants. Les groupes qui se font en marge, ça les fait flipper. Alors que je trouve qu’on est sûrement les plus pros. On a joué partout, on a fait n’importe quoi, on a un peu tout vu. Ça n’a pas de prix ça, on l’a construit sur des années. On a des conditions de live plus rodées. Headwar, leur set up, c’est un truc de malade, des guitares modulées sur dix ans, ils le maîtrisent complètement. Dans des endroits comme les 3 Éléphants, on t’appelle trois mois avant pour te dire qu’il n’y aura pas exactement le type de micro que tu demandes dans ta fiche technique. Je me dis qu’il doit y avoir des groupes pour casser les couilles s’ils n’ont pas exactement l’ampli qu’ils demandent alors que nous, tu nous files n’importe quel ampli, on va faire le concert. C’est juste un ampli ! Ce sont les mêmes groupes qui ont oublié pourquoi ils font ce qu’ils font : une guitare ou une autre, finalement on s’en fout quoi. Les groupes à la marge sont mille fois plus professionnels que ces groupes qu’on défini justement comme tel.