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Abd Al Malik : “Le manque d’amour, c’est la maladie de notre époque”

Nous avions assisté au showcase de l’artiste aux Studios Ferber le 29 octobre dernier. Une semaine plus tard, sortait donc son album Scarifications, chez Pias. Nous nous sommes donné rendez-vous à la Manufacture 111, pour parler de ce nouveau projet, en collaboration avec Laurent Garnier.

Cinq ans d’absence musicale. Une parenthèse cinématographique l’an passé avec Qu’Allah Bénisse La France, et deux collaborations avec Laurent Garnier plus tard, Abd Al Malik revient. Le sage et optimiste poète français, originaire de Strasbourg évoque avec nous ses cicatrices, sa musique, et cet optimisme. Nous le retrouvions le 6 novembre dernier, jour de la sortie de son très attendu Scarifications, à la Manufacture 111, pour parler d’art, de rencontres et de la vie. Après la session d’écoute de cet album et découverte de sa nouvelle musique, place à la rencontre.

Abd Al Malik, le 6 novembre 2015 à la Manufacture 111

Abd Al Malik, le 6 novembre 2015 à la Manufacture 111

Villa Schweppes : Ton tout nouvel album, Scarifications (en collaboration avec Laurent Garnier) arrive cinq ans après ton dernier album, Château Rouge en collaboration lui aussi (avec Chilly Gonzales). Pourquoi autant de temps ?

Abd Al Malik : En général, j’essaie de ne rien préméditer. J’essaie de faire en sorte que les choses arrivent naturellement. Je travaillais beaucoup sur mon long métrage, et je n’avais pas vraiment l’esprit dans la musique. C’est arrivé en travaillant sur la BO du film, avec mon frère Bilal. On avait en fait envie de lui donner une couleur particulière. On a grandi à Strasbourg, et on allait souvent en Allemagne, où on y écoutait de la dance, de la house, de l’électro… C’est cette couleur de musique que l’on voulait, dans le film. En faisant les choses seuls, on n’était pas tellement satisfaits, donc on est allés voir Laurent. La première chose qu’il nous a dit, c’est : ” le film c’est une chose, mais ça, c’est autre chose, il faut en faire un album “. Je n’étais d’abord pas convaincu, mais je me suis rendu compte qu’il avait raison. S’il n’y avait pas eu Laurent Garnier, il y aurait peut-être eu un temps encore plus long entre Château Rouge, et celui-ci.

Comme on a pu le lire ici et là, Scarifications est vu comme un album concept. Pour toi c’est ça, ou alors tout simplement un nouvel album ?

Abd Al Malik : J’ai jamais compris cette idée. A partir du moment où tu assembles des idées, c’est un concept (rires).

J’ai envie de créer, de questionner mon époque, mes concitoyens, et le monde.

En France on a tendance à séparer, parfois à tort, parfois un peu moins, les genres que sont électro et le rap.

Abd Al Malik : Tu sais, moi, je me considère comme un artiste. Je fais de l’art. Ma musique c’est de l’art. C’est ma seule prétention. A partir de là, je ne vois pas de séparations entre genres et courants. Alors si on rentre dans le détail, ça n’a pas de sens… Et puis, si tu ne fais pas les choses dans une finalité uniquement financière, ton travail, peu importe le style, parlera de lui-même. Et personnellement, le chiffre n’a pour moi jamais été une finalité.

L’idée de l’album vient donc de Laurent Garnier, mais on sent vraiment que les thèmes que tu y abordes te sont chers, et que ce sont ceux que tu as pu aborder auparavant, autrement. Tu peux nous en parler ?

Abd Al Malik : Oui, étant donné que cet album est né dans la même période que mon film Qu’Allah Bénisse La France, dans lequel je reviens sur ma vie, sur mon parcours etc… En commençant donc, à écrire pour cette musique, d’une certaine manière, c’est aussi plein d’autres choses qui ont modelé cet album : la situation du monde, mon introspection, et le retour sur moi-même… Mais il y a aussi le fait que, pour moi, les mots viennent de la musique. Elle me met dans un état, et j’écris. Encore une fois, je pense qu’on est tous traversés par les mouvements du monde, de la société, et on vit même dans une époque difficile. Je parle de tout ça, mais je parle aussi du fait de rester optimiste et de ne pas se laisser contaminer par le pessimisme. On doit avancer et pouvoir apporter de la lumière aux autres.

Ta musique, elle a vocation à aider les gens, à apporter de la lumière ? Où alors es-tu plutôt “égoïste” ?

Abd Al Malik : Je pense que c’est toujours un peu les deux. Je n’ai évidemment pas la prétention de dire que ce que je fais aidera les gens, mais si tu veux, le simple fait que ça m’aide déjà moi, que ça nous aide nous, est forcément bon, parce qu’on ressemble à plein de gens. Des gens se retrouvent en nous. Par ricochet, on apporte donc quelque chose aux gens. Par contre je pense que si on a une volonté un peu prétentieuse de dire “je vais faire ça pour les gens !”, ça ne marche pas. Je suis un éternel étudiant, je me considère comme tel. J’apprends des gens, de mes rencontres. Seuls ces gens peuvent dire si je leur apporte quelque chose où non. Mon intention, est en tout cas sincère. J’ai envie de créer, de questionner mon époque, mes concitoyens et le monde.

Être rêveur, c’est un peu une insulte aujourd’hui !

Le titre de l’album : Scarifications. Il peut sembler un peu sombre, voire même pessimiste. Tu peux nous l’expliquer ?

Abd Al Malik : Qu’on parle des scarifications rituelles ou de l’auto-mutilation, même si ce sont deux cas extrêmes, l’un plutôt positif et l’autre, très négatif, dans les deux cas, il s’agit de crier et de dire : “je suis, j’existe, je vis !”. Dans les deux cas, je vois ça comme un appel à la vie. Ce sont des cicatrices. Ce ne sont plus des plaies ouvertes ou des blessures. Qu’importe les choses difficiles finalement, on peut et on doit les dépasser, les transcender. D’une certaine manière, je parle des blessures de l’âme, de mon monde intérieur, de son obscurité. Mais toujours comme dans un tunnel : avec la lumière au bout du chemin. Il y a cette idée là. On ne doit pas être sombres, on doit être lumineux. En tant qu’artistes, nous sommes les derniers chantres de l’utopie et du rêve. Être rêveur c’est un peu une insulte aujourd’hui. Je le vis a contrario : c’est quelque chose d’hyper positif. Parce que c’est là que tout commence.

On se posait la question : tu t’imaginais faire cet album et revenir avec quelqu’un d’autre que Laurent Garnier ?

Abd Al Malik : Je ne sais pas du tout. Je suis un serial collaborateur : depuis mon premier album solo, jusqu’à aujourd’hui, j’ai toujours bossé avec des gens dont j’admirais le travail. Que ce soit Gonzalès, Wallen, Laurent Garnier, j’ai toujours voulu travailler avec eux parce que j’admire leur travail et que je les aime. Sans Laurent, donc, pas cet album, mais j’aurais peut-être fait autre chose. Je ne sais pas. Ce qui est certain, c’est que je suis intéressé par les collaborations. Je réfléchi en terme d’oeuvre et non en terme de titre. Au final, je veux toujours me dire “on a fait un truc mortel”.

Justement, Wallen est présente sur plusieurs titres dans l’album. A quel point est-elle une influence dans ton travail ? Est-ce que c’est différent de travailler avec elle, où n’importe qui d’autre ?

Abd Al Malik : Avant d’être ma femme, c’est une artiste dont je suis fan. Elle a un truc particulier : elle sait lire la musique, elle est violoniste de formation, elle est beatmaker aussi, elle compose et elle écrit super bien, et puis mélodiquement c’est incroyable ce qu’elle fait. Elle est pour moi la définition de l’artiste complet. Son influence est totale. Surtout en terme critique. Que ce soit du sien ou du mien. Il y a un degré d’exigence qui fait qu’elle m’influence beaucoup. Et quelque part, je fais aussi des choses pour l’impressionner. On travaille comme ça… On est durs, on vise l’excellence.

A l’écoute, ce qui revient souvent c’est l’amour et le spleen… Il y a ce contraste.

Abd Al Malik : C’est l’état du monde, l’état de la vie. Beaucoup ont levé leur espoir sur l’amour. Le manque d’amour c’est la maladie de notre époque. On le vit tous. Mais il y a plusieurs strates dans mon écriture. Plein de tiroirs. C’est ça, pour moi, la poésie et l’art. Utiliser toutes ces puissances : les mots, le verbe, le flow, en vecteurs de sens.

Le manque d’amour, c’est la maladie de notre époque.

En préparant cette interview, on n’a pu s’empêcher de voir que comme d’autres artistes ‘rap’, à chaque fois que tu intervenait sur des plateaux télé, ta musique devenait secondaire, on te parle des problèmes dans les banlieues, de faits de sociétés… Ça te frustre ?

Abd Al Malik : Je pense qu’aujourd’hui, tous les artistes sont amenés à parler du monde. Il se trouve que je suis noir, musulman, que je viens de cité, et que je m’appelle Abd Al Malik. Forcément, on me parle de ça. Ca me frustre de manière générale : parce qu’on demande des réponses fondamentales à des artistes. Les artistes sont là pour influencer, donner de l’espoir, motiver, d’après moi. Les solutions concrètes, c’est aux politiques et aux intellectuels de les apporter. Ils doivent prendre leur rôle à bras le corps. Mais on vit dans une époque où la pauvreté des élites est abyssale. Par contre, la jeunesse a un dynamisme fabuleux. Je suis impatient de ce moment où il y aura coïncidence entre le dynamisme des jeunes et leur arrivée dans cette élite. Ma frustration est donc globale, sur l’époque, et c’est vrai que ça me pousse à refuser plein de choses. Les gens doivent assumer leurs fonctions.

Tu parais quand même très positif, tu fais partie de ces artistes dont l’optimiste est débordant !

Abd Al Malik : L’optimisme est pour moi un réalisme. Si on ne l’est pas, on meurt tous. C’est aussi simple que ça. Moi, j’aime la vie, donc l’optimisme coule de source. C’est comme cette phrase de Prévert qui dit : ” Il faudrait être heureux, ne serait-ce que pour donner l’exemple “, ou cette autre phrase de Brassens : ” La seule révolution possible, c’est d’essayer de s’améliorer soi-même “. Être positif et optimiste ne veut pas dire qu’on est dans le déni. On me dit que mon album est sombre, mais tout comme l’est le monde, en fait. On ne doit pas se laisser contaminer par ça. Je ne suis pas sombre, il y a un équilibre à trouver. Il y a toujours de la lumière, il faut la trouver. L’optimisme, j’y suis contraint. C’est un combat.

Visuellement, il a donc fallu retranscrire tout ça, pour tes clips. Certains sont colorés, comme “Allogène”, d’autres très graphiques, comme “Daniel Darc”…

Abd Al Malik : J’aime les gens créatifs, les grands artistes. L’idée était de travailler sur un triptyque : “Allogène”, “Tout de noir vêtu”, et “Daniel Darc”. J’ai lu le projet de plein d’artistes et celui qui m’a le plus tapé à l’oeil, c’est celui de Romain Cieutat. Il proposait simplement quelque chose de fou. Il a compris l’essence de ce projet. Ca s’est fait comme ça. J’aime travailler avec des artistes talentueux. Ce qui est fabuleux, c’est d’essayer de se dépasser les uns les autres. Il y a aussi la scène et j’ai envie d’y amener quelque chose de particulier. Je suis un grand amateur d’art contemporain, et je trouve que faire se rencontrer les arts, c’est toujours donner plus de puissance aux propos.

L’optimisme est, pour moi, un réalisme.

D’accord. Tu nous parlais à l’instant de “Daniel Darc”, on aimerait avoir quelques mots sur cet hommage.

Abd Al Malik : C’était pour moi un grand poète, un grand artiste, mais un frère aussi, vraiment. Il fait partie de ces artistes qui ont une sensibilité incroyable, qui vivent les choses intensément. Il était dans cette tradition très française de ceux qu’on appelle les “poètes maudits”. J’avais vraiment envie de lui rendre hommage, parce que comme je te le dis, il faisait partie des gens qui mettaient l’art avant tout. La question qui vient ensuite, c’est se demander si ça en vaut vraiment la peine… En plus d’être un hommage, c’est une réflexion, ce morceau, sur : être artiste, être poète, la place de la poésie dans la vie…

Tu posais la question à l’instant toi-même : ça en vaut la peine, de faire passer l’art avant tout ?

Abd Al Malik : D’après moi, non. Notre chef d’oeuvre à tous c’est la vie. On devrait tous tendre à accomplir nos vies du mieux qu’on le peut, on est quelque part tous des artistes. Après, chacun est tel qu’il est, je pense que l’essentiel, le plus important est dans la vie c’est d’être fidèle à soi.

Notre dernière question : on a récemment rencontré Oxmo Puccino, qui nous disait être le meilleur rappeur français. Toi, tu penses l’être ?

Abd Al Malik : J’ai envie de te dire : oui, évidemment. Après bien sûr, il y a les goûts de chacun etc… Mais si on veut savoir, objectivement, qui veut l’être, il faut regarder objectivement la carrière, et ce qu’ils ont pu apporter artistiquement. Il s’agit aussi d’être le plus complet.

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