Les rééditions se multiplient, les gros producteurs ne cessent d’en parler – ou de la piller : il y avait bien de la techno en France au début des années 80.
Les précurseurs américains de la techno sont aujourd’hui considérés comme l’équivalent des rock-stars du passé, programmées aux quatre coins du monde et adulées par des générations entières de kids. En cause : la fondation de cette musique est très précisément définie par la doxa à la sortie du maxi Techno City de Cybotron – Juan Atkins – à Detroit.
Pourtant, nous avions aussi en France comme en Europe des pionniers dont la musique, classée sous telle ou telle étiquette, s’avère avec du recul extrêmement proche de la concurrence outre-Atlantique. Oubliée dans les souterrains du temps, leurs oeuvres sont aujourd’hui en train de reprendre toute leur importance.
Bernard Fèvre, de Black Devil, voit ressortir ses oeuvres de jeunesse et commence seulement aujourd’hui à gagner une reconnaissance à la hauteur de ses travaux. Philippe Laurent (aka Hot Bip) sera lui finalement remis à l’honneur, 35 ans après les faits, sur l’immense label rap Stone Throw ou le spécialiste Minimal Wave. En France, le label Serendip Lab s’est particulièrement illustré sur ce créneau. Sa dernière sortie en date, la seconde compilation French Synth Lovers, explore la frontière floue et passionnante qui a pu exister entre new wave, italo et early techno au début des années 80.
Pour Fred, le patron de Serendip, la présence d’une musique qualifiable comme telle ne fait aucun doute : “Il y a des pionniers de la techno en France : le point commun qu’ont Cybotron, Philippe Laurent ou Atom Cristal par exemple, c’est leur héritage de Kraftwerk”, explique-t-il. “Chacun avait sa manière d’interpréter ce que dégageait Kraftwerk, d’ajouter l’aspect “dansant” qu’il pouvait y manquer. Avec une idée commune de quelque chose de froid, à opposer au positivisme de gens comme Jean Michel Jarre.”

Bernard Fèvre
L’incompréhension française
Comment la France, qui connaîtra 10 années plus tard l’explosion de sa french touch, a-t-elle pu passer à côté de sa première vague techno ? Pour essayer de comprendre comment cette musique a pu rester souterraine si longtemps, il faut essayer de se figurer cette époque : si début 70’s, la musique électronique hexagonale était très cantonnée aux pièces savantes du Groupe de Recherches Musicales de Pierre Schaeffer, le développement d’un rock psychédélique sous influence allemande va rapidement mettre entre les mains de musiciens moins académiques des machines électroniques.
Bernard Filipetti fera le grand pont : au milieu des années 70, il joue dans Camizole une musique ambiante sombre et psyché. A l’aube de la nouvelle décennie, il fonde Art & Technique, dont la musique, autrement plus frontale, représentera l’hexagone dans le haut du panier de la musique industrielle naissante. “Je serais bien incapable de dire comment s’est fait le passage entre la musique électronique des années 70, mariage hasardeux de Terry Riley et du rock allemand, et celle, très différente, des années 80” avoue-t-il.
Si il attendra 83 pour vraiment lâcher du kick sur sa musique et s’approcher de près de la techno “traditionnelle”, Philippe Laurent, lui, fera chauffer le pied de sa TR-606 dès 1980 comme l’illustre la récente sortie d’une anthologie de raretés d’époque chez Serendip Lab. Voir dès 79, si vous suivez ce lien .
“Il y avait une scène cassette qui était très vivace. Un réseau qui était régionalisé, lié à des fanzine, des boutiques, et ce, dans toute la France.” Un circuit d’initiés, une distribution en vente par correspondance et des micro-tirages qui, évidemment, se vendent aujourd’hui à prix d’or via les réseaux spécialisés.
Une musique de Beaux-Arts
“Dans la musique, il y a toujours eu des chapelles très nettes : le jazz, la musique classique… Par contre, dans l’art contemporain, les artistes cherchent toujours l’oeuvre unique” explique Filipetti. Comme souvent en Europe, ce sont les élèves des Beaux-Arts qui seront les fers de lance de l’avant-garde. L’electro arty ultra rythmique de Cha Cha Guitri, ressortie récemment sur Born Bad Records en collaboration avec Serendip en est un parfait exemple. Coincés à Saint-Etienne dans le plus grand anonymat depuis lors, ils ont connu avec cette ressortie un plébiscite qui n’aurait jamais été envisageable à l’époque.
“Le fait de considérer la musique électronique comme l’oeuvre d’un type qui fait simplement “play” existe encore aujourd’hui. Mais à l’époque, c’était autrement plus marqué” avance Filipetti. Les artistes sont victimes du rapport ambivalent, entre incompréhension, conservatisme et fascination que le public pouvait entretenir avec les machines. “Philippe Laurent ne cesse de raconter à quel point les ingénieurs du son lui sabotaient ses concerts. Bernard Fèvre, quand il enregistrait, tous les techniciens autour de lui passaient la session à se foutre de sa gueule“. Art & Technique n’aura joué que “3 concerts en France”, et tournaient essentiellement “en Angleterre, en Belgique et, vers la fin, en Allemagne”.
Invendable et impopulaire – et ce, bien plus que la synth pop qui émergeait à peine de l’autre côté du spectre new wave – cette frange de la synth wave sera cantonnée à une économie sous le manteau. Dans le même temps, des requins de studios se firent plaisir en s’offrant quelques one-shots dans le registre, à l’image d’un morceau comme “Fille Cosmopolite” de Malvina Melville, mené en sous-mains par Jay Alanski. Pourtant, en France la sauce n’a jamais pris.
La faute à des scènes underground plus “permissives” que celle, par exemple, des États-Unis : dans le canal “industriel”, on pouvait voir librement co-exister des artistes noise que des avant-gardistes techno. Qui plus est, comme l’explique Bernard Filipetti, il n’y avait pas en France la culture club : “Il n’y a pas encore les notions de danse et de transe, ni la dictature du “boom boom”. La disco existe déjà, mais il n’y a pas encore la rencontre entre elle et la musique électronique.”

Cha Cha Guitri
Des aller-retours entre l’Europe et les USA
Si la fondation du mouvement est donnée au Etats-Unis, c’est aussi certainement parce que c’est là-bas que cette musique à connu un premier engouement relativement populaire et des ventes de disques respectables. Alors qu’en France, seuls quelques centaines d’auditeurs sont au courant de cette protubérance “techno” dans la new wave, des radios locales américaines importent toute cette musique outre-Atlantique. Philippe Laurent était joué régulièrement au Canada, Atom Cristal sortira un morceau sur Onslaught aux USA, quand l’Electrifying Mojo de Detroit playliste Kraftwerk et compères au milieu de sélections funk. Insérée dans un cadre dansant, cette musique européenne sera appréhendée comme tel, là ou en France, elle restera cantonnée aux écoles d’art.
Cybotron ? “De la synth wave au Etats Unis”, résume Fred. Si la techno de Détroit possède sa propre touche, elle est pourtant bien du même ADN que ce que ressort Serendip : “Il y a un phénomène d’aller-retours entre l’Europe et les États-Unis : on leur envoie la musique industrielle, la synth wave et l’italo disco, ils nous les renvoient sous les noms de house et techno quelques années plus tard. Et là, le public se prend cette musique en pleine face, sans soupçonner un instant qu’elle a été fondée en partie par leur voisin du dessus“.
Là-bas, les communautés noires américaines s’approprient et homogénéisent cette musique pour l’infuser dans leurs soirées club. C’est d’ailleurs de l’autre côté de l’Atlantique que sera inventé le DJing en tant que tel, ce qui permettra à la musique électronique de prendre en 30 ans la dimension qu’elle a aujourd’hui.
“L’industrialisation n’était pas la même”, avance Fred. “Je ne suis pas sûr que les mecs aient sorti beaucoup de choses en K7 par exemple. Quasiment toute la production américaine a été éditée sur vinyle, dans des quantités industrielles. Il y a un pragmatisme dans le libéralisme américain qui a certainement favorisé l’expansion de ces esthétiques musicales”.
Un réappropriation moderne
Aujourd’hui, nos pionniers sont donc en pleine (ré-)émergence. Ce sont d’ailleurs les américains qui, les premiers, ré-éditeront des oeuvres française de l’époque, à travers, par exemple, le label Minimal Wave, qui a orienté un partie de sa sélection de musique wave autour de morceaux très clubs. “Les américains sont globalement plus au courant de ce qui se passe et de ce qui s’est passé dans nos souterrains”, s’explique Fred de Serendip. Il cite l’avant-gardiste Bruno Spoerri, qui vient de gagner un procès à 10 millions de dollars contre Jay Z pour un sample non déclaré dans “Versus” ou Fèvre avec les Chemical Brothers.
La new wave étant aujourd’hui réhabilitée jusque dans ses horizons les plus technoïdes et expérimentaux, la moindre K7 trouvée aux puces faisant l’objet d’une étude approfondie, il est peut-être temps de reposer la question de l’existence d’un mouvement “euro-techno” précurseur en Europe, en France, au tout début des années 80. Quoi de mieux pour illustrer cette idée, d’ailleurs, qu’une mixtape bluffante concoctée par Fred de Serendip ? Écoutez plutôt.