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Le “Jeune Talent”, cette arlésienne du music-business

En découvrant la programmation de l’Avant Seine, les (faux-)jeunes talents de Rock en Seine, une question s’est posée : aujourd’hui, que désignent les mots “jeune talent”?

A force de lire la presse musicale classique, on est forcé de se rendre compte d’une chose : un jeune groupe américain, sortant son premier album, aura plutôt tendance à être considéré comme un artiste installé, presque définitif. On l’appellera souvent “révélation”, “explosion”, mais on dira pourtant très rarement de lui qu’il s’agit d’un “jeune talent”.

Pour les artistes français, le choses semblent différentes. Dans les magazines, ceux ci pourraient être divisés en trois grandes catégories : ceux qui sont soutenus par des labels capables de fournir un gros plan de communication, les anciens (Dominique A etc…) , et les autres, ces “jeunes talents” à qui on consacre des brèves de 300 caractères dans une catégorie à part, loin des “vrais artistes”, qui font “de vrais disques”.

En 2014, y a t-il vraiment une différence, en terme de maturité artistique, entre l’artiste qui sort un disque sur Naïve et celui qui sort le sien sur un petit label ou sur soundcloud ?

Prenons l’exemple de l’Avant Seine, système de programmation de “jeunes talents” à Rock en Seine. On trouve, précisément, 6 groupes dans la programmation : Alb, Pégase, Jessica 93, Dorian Pimpernel, Petit Fantôme et Feu! Chatterton. Détaillons les CV de ces artistes :

Alb est signé sur une major (Arista, soit Sony), il a sorti deux albums et plusieurs EP et est très régulièrement chroniqué dans les magazines. Pégase existe depuis 2008, faisait partie de la compilation historique “Education Française” datant d’il y a tout de même deux ans, aux côtés de Woodkid (jeune talent?), The Shoes (jeune talent?), La Femme (jeune talent?) ou encore Lescop (jeune talent?). Il a 10 000 fans Facebook, 400 000 vues YouTube sur son single, ce n’est plus une découverte depuis longtemps.

Que dire de Jessica 93 qui est la meilleure vente de disques français de l’an passé selon de nombreux disquaires parisiens ? Que dire de Dorian Pimpernel, signé sur le plus gros label indie français, Born Bad Records ? De Petit Fantôme, qui a traumatisé les médias en sortant sa superbe mixtape/album “Stave” ? Seul Feu! Chatterton pourrait justifier d’un vrai statut d’outsider.

Et quel âge ont ces gens ? A la louche, la moyenne tourne plus autour de la trentaine maîtrisée que des vingts ans d’un “jeune talent” digne de ce nom.

Le “jeune talent”, aujourd’hui, semble être devenu le prisme unique par lequel les professionnels de la musique comprennent la scène française “indie”, qu’ils soient journalistes, labels, festivals, organismes de subvention etc… Le terme aurait tendance, aujourd’hui, à signifier “musique underground commençant à séduire les médias traditionnels”. Mais il n’est ici question ni de jeunesse ni de “talent” qu’il faudrait développer. Évidemment, il faut encourager la mise en avant de ces artistes. Mais qu’on n’aille pas faire croire au public qu’ils ont en face d’eux des groupes issus du lycée à qui on vient de faire vivre une “success-story”.

Appelons ces sélections par leurs noms : Indie, Underground, Scène(s) indépendante(s), Scène locale. Non, Jessica 93, artistiquement, n’a rien d’un mec en développement : en live comme en disque, il sait ce qu’il fait, a plus tourné ces dernières années que certains groupes “développés” et a une fanbase capable de lui filer presque 12 000 vues pour un clip en plan fixe au portable où il mange un kebab. Mais oui, le faire jouer à Rock en Seine permettra à un public non-initié d’avoir accès à sa musique, et c’est une très bonne chose.

C’est, certes, une question de vocabulaire, mais c’est aussi la remise en cause de l’aboutissement, de la maturité artistique de musiciens brillants. Les membres de Dorian Pimpernel maîtrisent la composition pop mieux que personne dans l’Hexagone, Pégase est à la tête de son propre label, Jessica 93 a ouvert une voie du côté d’un rock bruyant, dark et psycho-actif, pour ne citer qu’eux. Ce sont eux qui, chacun dans leurs sphères, font vibrer l’indie français au point d’en être devenu des noms incontournables.

Le jeunisme est l’argument marketing pour mettre en avant ce qui n’est, finalement, qu’une programmation “locale”, en se servant le fantasme du “tremplin”, au sein d’une affiche dense. Mais ne passe-t-on pas à côté de l’essentiel ? La qualité du travail de ces musiciens qui évoluent simplement dans des réseaux plus tortueux que ceux des têtes d’affiche.